Le marché qui fait sourire

De nombreux adultes font désormais le choix d’embellir leur denture. L’évolution des techniques de blanchiment et d’alignement facilite l’accès à ce nouveau segment esthétique

Article du Temps par Emilie Veillon le 30 novembre 2024

Le vendeur de voitures américain aux grandes dents bien alignées et ultra-blanches n’était-il pas considéré comme un cliché des plus ringards à la fin des années 1990? Vingt ans plus tard, il suffit de jeter un œil attentif autour de soi pour réaliser que les belles dentures sont désormais légion. Mais à la différence de la blancheur éblouissante d’antan, les sourires actuels ont pour la plupart en commun d’avoir l’air naturel.
«Des études américaines l’ont prouvé: la bouche est la deuxième chose que l’on regarde chez autrui après les yeux. De plus, nous sommes constamment la cible des médias véhiculant un message selon lequel le charme et le succès d’un individu se reflètent à travers la beauté de son sourire. Ce n’est donc pas étonnant que cette partie du visage fasse l’objet d’une plus grande attention dans nos sociétés axées sur l’image de soi», analyse Giovanni Tommaso Rocca, chargé d’enseignement à la Clinique universitaire de médecine dentaire de Genève. Le spécialiste le confirme: les traitements dentaires d’embellissement pour adultes augmentent depuis une quinzaine d’années en Suisse. En phase avec le développement de la médecine dentaire esthétique micro-invasive, à laquelle est consacré un master à l’Université de Genève depuis 2012.
Selon Kevin Lemagner, dentiste français qui défend les bonnes pratiques dentairessur TikTok et auteur du livre L’incroyable pouvoir de vos dents paru en septembre aux Editions Leduc, ,’état de la bouche est aussi correlé à celui du corps de manière générale. Comme il le relève dans son ouvrage, maintes études ont prouvé qu’une sphère bucco-dentaire et gingivale bien entretenue permet de maintenir une santé globale. «Des bactéries responsables des inflammations de gencives et la perte des dents sont responsables d’énormément de pathologies. Avoir un beau sourire signifie donc que l’on prend soin de soi, et c’est une attitude plutôt valorisée en société», détaille-t-il.
Car la beauté des dents n’est pas immuable à l’âge adulte. L’usure du temps les rend plus ternes, plus grises. «Les dents s’érodent, comme la peau, confirme Robin Thomas, l’un des trois fondateurs des cliniques CHD. La blancheur, dès lors associée à la santé et à la jeunesse, est en train d’entrer dans les idéaux actuels, d’où l’explosion de la demande pour du blanchiment en cabinet, mais aussi à domicile via des produits en vente dans la grande distribution.» Qu’ils s’agissent de trextures légèrement abrasives ou éclaircissantes à appliquer ou d’appareils avec lumière LED connectés, l’industrie s’adresse directement aux consommateurs pour concurrencer les dentistes. Selon le professionnel à la tête de six cabinets, ces produits domestiques sont intéressants, parce qu’il y a peu de risque d’endommager les gencives ou les dents, mais les effets ne durent pas longtemps. D’autre part, faire un traitement seul chez soi ne permet pas de contrôler qu’il n’y a pas de pathologies sous-jacentes éventuelles dans la bouche à l’origine des problèmes esthétiques.
«Le blanchiment est le traitement esthétiques le plus demandé dans nos cabinets. La demande augmente en hiver, juste avant les fêtes, et en début d’été, ces périodes étant sans doute plus propices à prendre soin de son apparence», estime Robin Thomas. Après un détartrage et un contrôle qui écarte toute pathologie, le blanchiment professionnel consiste à appliquer du peroxyde d’hydrogène sur les dents à l’aide d’une gouttière usinée par impression numérique. Ce dernier pénètre à travers l’émail dans la seconde couche de la dent, la dentine, pour y nettoyer les saletés. «Il peut y avoir une réaction de sensibilité des dents, mais elle s’atténue après quelques jours», assure le praticien.
Alignement par IA
Autre problème non résolu pendant l’enfance ou qui survient avec le temps, les arcades peuvent subir des mouvements qui créent des espaces interdentaires ou des superpositions. L’alignement dentaire sur la patientèle adulte est devenu un marché à part entière. En alternative aux bagues métalliques qui dénaturent les bouches, des gouttières transparentes et amovibles, à porter 22h/24, font le travail de pression ou de rotation sur les dents. À l’origine de cette intervention se trouve l’entreprise américaine Invisalign, leader mondial de l’alignement. Après un scan de la bouche, l’alignement parfait est généré par un programme d’intelligence artificielle qui va échelonner chaque étape du processus avec des gouttières à changer toutes les deux semaines. Généralement, le résultat est atteint entre six et neuf mois.
«Il y a eu une hausse extraordianire de la demande depuis le covid, sans doute lié au développement des visioconférences et des appels vidéo, ces miroirs qui nous font nous regarder parler et sourire», observe Giovanni Tommaso Rocca. Et le spécialiste de relever que le secteur a aussi été stimulé par l’arrivée d’acteurs majeurs, issus notamment de fonds d’investissement ou des grands noms de la grande distribution, qui ont court-circuité les praticiens dentistes. Contrairement au traitement Invisalign, qui est réalisé par les dentistes et orthodontistes, ces nouvelles entreprises se sont hissées sur le devant de la scène à coups de publicités sur les réseaux sociaux, de cabinets urbains ayant pignon sur rue ou encore de paiements échelonnés très attractifs. «On ne leur reproche pas de faire du marketing, mais de ne pas avoir d’éthique: aucun contrôle préalable n’est exigé, les patients peuvent avoir des dents mortes, des kystes, du tartre, des inflammations, du déchaussement, qu’importe, le devis est signé! Avec le risque d’engendrer des déchaussements de la gencive et finalement des bouches encore plus difficiles à soigner», déplore Robin Thomas.
Selon les trois dentistes interrogés plus haut, la mauvaise qualité de la prise en charge explique la fermeture de nombreuses enseignes internationales, telle que l’américaine Smile Direct Club l’an dernier, spécialisée dans le traitement à distance, et plus récemment Bestsmile, le soi-disant numéro un de la correction dentaire en Suisse que possédait Migros. «Il s’agit d’un évènement majeur dans le cadre de la médecine dentaire dans notre pays. Cela nous permet de comprendre que la standardisation des sourires et le nivellement des prix par le bas ne sont en aucun cas compatibles avec la rentabilité en esthétique», note Robin Thomas.
La tendance des sourires dignes des publicités pour dentifrice va-t-elle s’essoufler? C’est peu probable, selon Giovanni Tammaso Rocca. La recherche d’une belle denture va de pair avec les préoccupations esthétiques qui concernent le visage et le corps. Le succès de la médecine esthétique, qui corrige les marques du temps à l’aide de traitements non invasifs, annonce sans doute de belles années aux soins qui rendent aux dents l’éclat de leur jeunesse.